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>>La Loi, la Mémoire et l’Histoire

23 mars 2011
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La loi sur la mémoire historique espagnole (2007) fait clairement apparaître les interrogations liées aux rapports existant entre Mémoire, Histoire et Justice. Votée en 2007, soit trente ans après la loi d’amnistie qui visait à établir une mémoire consensuelle après la mort de Franco (1975), cette loi pose les questions qui préoccupent toutes les sociétés confrontées à des passés douloureux : Faut-il oublier pour se réconcilier ? Peut-on concilier les mémoires ? Est-il possible d’imposer une mémoire collective ? Mémoire et Histoire s’opposent-elles ?

Sous Franco, la mémoire de la guerre d’Espagne (1936-1939) qui s’impose sur le territoire ibérique est celle des vainqueurs (il n’en n’est pas de même à Toulouse, Montauban ou même à Auch). La mémoire des vaincus, des républicains est alors empêchée selon l’expression de Paul Ricœur. Ainsi, la Valle de los Caidos (1942-1959), glorifie la victoire de l’Espagne nationaliste, catholique, conservatrice et entretient le souvenir de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange. La plaque aux martyrs catholiques de la guerre civile dans la cathédrale de Barbastro est une autre illustration de cette mémoire univoque.

Après la mort de Franco, la loi de 1977 amnistie les agents administratifs du franquisme. Elle établit ainsi un pacte d’oubli qui semble alors être la condition nécessaire à la réconciliation nationale [transition démocratique (1975-1982)].L’historien Philippe Joutard signale que cette politique est acceptée par la plupart des partis politiques à l’époque. Il rappelle d’ailleurs que le « devoir d’oubli » (expression de Danielle Rozenberg-2006) fut déjà utilisé par Henri IV pour mettre fin aux guerres de religions. Dans l’édit de Nantes (1598), il impose " que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre [...] demeurera éteinte et assoupie, comme de choses non advenues ". Le consensus post-traumatique Espagnol a servi de référence ailleurs, notamment en Amérique Latine. Mais Philippe Joutard comme Ramin Jahanbegloo, notent que ce n’est pas le seul modèle de sortie de conflit ou de dictature. Des commissions de vérité et de conciliation mettant en présence victimes et bourreaux ont été mises en place en Afrique du Sud, au Pérou, au Guatemala ou au Timor oriental pour faciliter la résilience des survivants. Les Gacaca au Rwanda s’apparentent à ce second modèle même si leur fonction de justice est plus marquée.

On retrouve donc dans les premières phases de l’évolution de la mémoire de la guerre civile deux éléments du triptyque défini par Henry Rousso au sujet de la construction de la mémoire collective : refoulement, amnésie, hypermnésie. L’Espagne est-elle en passe de mettre en avant la mémoire des victimes du franquisme ?

En réalité, le contexte ne change qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1982 (gouvernement de Felipe Gonzalez). La démocratie semble désormais solidement établie en Espagne malgré la tentative de coup d’Etat d’Antonio Tejero en 1981.

Dans les années 90, on assiste alors à une véritable guerre des mémoires selon l’expression utilisée par Guy Pervillé au sujet de la guerre d’Algérie. Des associations de victimes de la guerre civile et du franquisme, ainsi que des descendants recueillent des documents, des témoignages et réclament une loi condamnant le franquisme. Tandis qu’en 2003, le journaliste Luis Pio Mao publie des thèses révisionnistes (processus révolutionnaire des partis de gauche sous la IIème République à l’origine de la radicalisation des conservateurs et donc de la Guerre Civile).

L’année 2006 est finalement déclarée par le Congrès espagnol « année de la mémoire historique ». Un projet de loi est alors établi. Il suscite alors un sérieux débat qui illustre la permanence de clivages politiques profonds en Espagne. A gauche, des voix s’élèvent (Izquierda unida) pour demander que la loi condamne le régime franquiste. La droite conservatrice estime, elle, qu’il ne faut pas rouvrir les vielles blessures. Certains nostalgiques du franquisme voient même dans ce projet de loi une revanche des républicains. C’est dans ce contexte de polémique agitée que le Vatican béatifie en 2007 les prêtres catholiques espagnols victimes des républicains.

La loi sur la mémoire historique fut finalement adoptée en 2007. Elle facilite les réparations pour les victimes des crimes et des jugements du franquisme. Elle cherche à faire disparaître les symboles de la dictature et à dépolitiser les lieux de mémoire du régime. Elle reconnaît les droits des exilés. Elle autorise la localisation et éventuellement l’ouverture des fosses où furent enterrées des victimes de la répression franquiste.

Au-delà du débat qu’elle a suscité, la loi pose des questions plus générales sur les rapports entre histoire, mémoire et justice. Le caractère autoritaire du franquisme et les crimes commis en son nom rendent légitime la condamnation du régime. Mais l’Historien Enzo Traverso, spécialiste des totalitarismes, soulève dès 2008 dans le journal El Pais une interrogation majeure : peut-on, pour satisfaire une mémoire, légiférer sur l’histoire ? Il dénonce la « judiciarisation de l’histoire » en ce sens qu’elle impose une interprétation du passé qui devient la norme. En France, plusieurs lois ont suscité le même type d’interrogation dans un contexte de mémoires concurrentielles : la loi « Gayssot » de 1990, loi antiraciste qui condamne le révisionnisme, la loi « Taubira » de 2001 qui fait de la traite négrière et de l’esclavage des crimes contre l’humanité, la loi Mekachera de 2005 qui demande aux manuels scolaires de reconnaître le « rôle positif de la présence française outre-mer ». Dix-neuf historiens ont donc lancé en 2005 l’appel « Liberté pour l’Histoire » pour affirmer qu’il n’appartenait pas au gouvernement ou au parlement de définir la vérité historique.

Face à une mémoire qui peut être imposée comme le signale Paul Ricœur au sujet des commémorations forcées (on peut penser à la Lettre à Guy Môquet et au projet de Maison de L’histoire de France). Il peut être rassurant de se reposer sur le travail de l’historien. Seulement, il n’y a pas en Histoire de vérité définitive. L’historien Lucien Febvre écrivait " L’historien n’est pas celui qui sait mais celui qui cherche ". L’Histoire est une construction. Ainsi Pierre Nora ajoute dans « les lieux de mémoires » : « L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus ». Dans sa démarche qui se veut scientifique, l’historien honnête est amené à renouveler ses thèses. Prenons un exemple dans votre programme de terminale. Il faut attendre la publication en 1973 du travail de l’historien américain Robert O. Paxton sur le régime de Vichy pour voir en France changer la représentation d’un passé qui désormais ne passe plus. Le mythe résistancialiste d’une France majoritairement hostile à Pétain vole alors en éclat. Il y a donc une relation dialectique entre Histoire et Mémoire. On ne peut donc opposer simplement Histoire et Mémoire puisque comme l’écrit Nicolas Offenstadt, « Cette distinction n’est pas sans poser problème tant l’historien est lui même inséré dans des enjeux de mémoire, qu’il soit partie prenante de leur définition ou bien pris à témoin par les porteurs des identités en jeu »

Avec Paul Ricoeur, on peut donc conclure qu’Histoire et Mémoire sont liées dans une relation solidaire. Le philosophe écrivait cependant que le danger réside dans le trop d’Histoire comme dans l’oubli. Seulement, à vouloir légiférer sur le passé on risque d’imposer un récit national incompatible avec la construction historique.

Mémoire collective : « souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité de laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante » Pierre Nora.

A méditer, cette citation de l’historien américain Yosef Yerushalmi rapportée par Danielle Rozenberg : « Est-il possible que l’antonyme de l’oubli ne soit pas la mémoire mais la justice ? »

Auteur : Manuel Nérée

Bibliographie :

Documents utilisés :

JOUTARD P., Le devoir d’oubli, in La Guerre Civile, 2000 ans de Combats fratricides, l’Histoire, n°311, août-juillet 2006.

OFFENSDTADT N. (sd.), Les mots de l’Historien, Presses Universitaires du Mirail, 2004.

Entretien avec Paul RICOEUR, Parcours philosophique, Le Magazine littéraire, n°390, septembre 2000.

ROZENBERG D., le « pacte d’oubli » de la transition démocratique en Espagne, Retours sur un choix politique controversé, Politix, 2006.

RODRIGUEZ M-C., Le devoir de mémoire en Espagne 1977-2009 : Les enjeux de la judiciarisation de la mémoire, Centre Alberto Benveniste, février 2009

Quelques textes de référence :

RICOEUR P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000.

NORA P. (sd.), Les lieux de mémoire, Gallimard,1984.

HALBWACHS M., La mémoire collective, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, 1997.


 

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